A. Roussillon: Identité et modernité. Les voyageurs égyptiens au Japon

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Title
Identité et modernité. Les voyageurs égyptiens au Japon (XIXe - XXe siècle)


Author(s)
Roussillon, Alain
Series
La Bibliothèque Arabe
Published
Arles 2005: Actes Sud
Extent
249 S.
Price
€ 28,00
Rezensiert für 'Connections' und H-Soz-Kult von:
Nora Lafi, Zentrum Moderner Orient (ZMO), Berlin

Alain Roussillon, auteur de Réforme sociale et identité: essai sur l'émergence de l'intellectuel et du champ politique modernes en Egypte (Casablanca, 1998), a longtemps été fasciné par les questions de l’identité et de ses miroirs dans le monde arabe (voir, par exemple: Le migrant et son double, avec Gilbert Beaugé, Paris, 1988). Avec cette contribution, il propose une déclinaison originale de ce thème et invite le lecteur à se plonger dans les parcours intellectuels de la modernité arabe telle que reflétée dans la perception des expériences japonaises, de l’ère Meiji aux éclats de la société industrielle. Alain Roussillon utilise pour cela essentiellement sept narrations de voyage au vingtième siècle, respectivement par al-Jirjawi, par le prince Muhammad Ali Pacha, par Ahmad Fadli, par le professeur Thabit, par Mamduh Abd al-Razik, par Yusuf Idris et par Yahya Zakariyya.

L’attention des historiens intéressés par la circulation des modèles et des idées de réforme, ou même par la maturation du concept de modernité dans un contexte de réforme d’une expression locale de l’ancien régime a longtemps été faible pour le Japon, pays pourtant soumis durant l’ère Meiji à un vaste processus de réforme dont l’étude ne peut manquer de susciter des questions de comparaison avec l’Empire ottoman, les Etats qui lui ont succédé ou le monde arabe en général. Le déplacement des perspectives que permet la référence japonaise constitue pourtant un moyen efficace de dépassement des impasses heuristiques créées par la trop grande prégnance d’une référence plus ou moins explicite à un modèle européen dans les études arabes et ottomanes. Il y a deux moyens en fait de dépasser cette limite: soit en montrant que l’Europe n’était en rien un bloc homogène de modernité exportable, que les processus de modernisation auxquels elle était soumise étaient d’une plus grande complexité que ne voulaient bien le croire les tenants de la thèse de l’exportation-importation des solutions de modernité, que la circulation des modèles relevait d’une dynamique complexe, et que l’application des réformes dans l’Empire ottoman ou dans le monde arabe ne se faisait pas dans une totale jachère, mais plutôt dans un cadre précis qu’il convient d’apprécier à sa juste valeur. Soit en élargissant les horizons géographiques et culturels dans l’analyse de la circulation d’éventuels modèles; ce pour quoi l’exemple japonais est crucial, en ce qu’il permet de réfléchir à une configuration d’influences détachées des enjeux immédiats de l’impérialisme ou de la domination. Pour les études ottomanes, les recherches de Selçuk Esenbel (un auteur curieusement cité par A. Roussillon non pour le principal ouvrage qu’il a dirigé avec Inaba Chiharu (The Rising Sun and the Turkish Crescent: New Perspectives on the Japanese Turkish Relations, Istanbul 2003), mais pour un chapitre qu’il a rédigé dans l’ouvrage de Bert Edström, (The Japanese and Europe, Richmond 2000) démontrent l’intérêt d’une telle perspective. L’étude comparée des réformes municipales ottomanes et des lois municipales de l’ère Meiji par Sahara Tetsuya dans l’ouvrage de Esenbel et Chiharu précédemment cité (p. 241-265) constitue en ce domaine un exemple fondamental. Le livre d’Alain Roussillon s’inscrit donc dans un moment de l’histoire de l’analyse des parcours de l’identité et de la modernité au Moyen-Orient dans lequel le miroir japonais permet d’envisager de dépasser les limites imposées par de trop envahissants paradigmes. La méthode historique, et singulièrement l’histoire dite transnationale a assurément beaucoup à apprendre d’une telle démarche. Même si Alain Roussillon ne situe pas explicitement sa démarche dans un tel cadre théorique, son étude ne peut manquer de susciter l’intérêt.

Dans l'introduction (p. 1-37), l'auteur pose le cadre dans lequel va se dérouler sa démonstration. C’est par la notion de "reconfiguration du regard" (p. 18) à travers la relation de voyage qu’Alain Roussillon entend donner à son étude sa ligne directrice première. Son point de départ est l’écho des changements en cours au Japon dans le reste du monde, du début de l’ère Meiji en 1868 au choc pour les opinions européennes de la victoire sur la Russie en 1905. L’originalité de l’ouvrage est de s’insérer dans la tradition des études arabes sur la rihla, la relation de voyage, un genre littéraire fondamental dans la civilisation arabe depuis l’époque médiévale, et de croiser les problématiques habituelles relatives à ce genre à celles de la modernisation, de l’altérité et de l’identité au miroir d’une civilisation à la fois singulièrement différente et en même temps susceptible d’apporter aux Egyptiens un éclairage leur permettant de sortir de la dichotomie rhétorique et intellectuelle plus ou moins imposée par un miroir européen subi. Pour Roussillon, le maître mot est celui de "réformisme" (p. 29)

Le premier chapitre de l'ouvrage, intitulé "Reconfigurations impériales" (p. 39-65), est consacré à ce que l’auteur nomme "l’émergence à l’histoire" (p. 32) du Japon. Pendant des siècles "terra incognita" (p. 39) des voyageurs musulmans, le Japon s’impose aux autorités ottomanes d’abord par l’intermédiaire du suivi des minorités musulmanes en Asie, de la Chine à la Malaisie, dont l’attirance pour le Japon intrigue. Alain Roussillon commence en effet son étude proprement dite au tournant du vingtième siècle. Une attention à la chronologie de la circulation des idées de réforme au début de l’ère Meiji et pendant la période ottomane des "Tanzimat" aurait pourtant permis de pousser plus avant la réflexion sur la notion de réforme, sur ses inflexions linguistiques en arabe, entre tanzim et islah, et sur les rapports à la modernité qu’elle induit. On peut regretter en effet que la période "Meiji" ne soit traitée que dans ses conséquences, ici l’émergence du Japon sur la scène internationale et la saisie par certains Egyptiens de ce miroir, et non précisément dans son contenu réformateur, et dans le concept même de réforme qu’elle porte. Alain Roussillon pâtit peut-être en cela de la trop grande coupure entre études égyptiennes et études ottomanes, qui rend si difficile l’étude de la fin de la période impériale en Egypte. Les parcours de la réforme sont pourtant un moyen de dépasser cette difficulté chronique, et le détour par le Japon aurait assurément permis de combler un vide à la fois informatif et conceptuel. Les programmes de recherche turco-japonais actuels n’ont pas manqué de repérer cette opportunité et commencent à produire des résultats appréciables. On ne peut manquer de penser qu’en Egypte autant qu’à Istanbul le programme réformiste de l’époque Meiji a dû être discuté, ne serait-ce que dans le but de conforter la singularité égyptienne face à la Porte. Quoi qu’il en soit, en commençant sa présentation dans les décennies qui ont suivi cette période et malgré son évitement de ce qui semblait constituer la base de départ d’une possible réflexion historique sur réforme et modernisation entre Egypte et Japon, c’est-à-dire les années 1860-1880, Alain Roussillon parvient avec finesse à cadrer son sujet sur ce l’intéresse et constitue le cœur de sa démarche, à savoir la fascination pour certains intellectuels égyptiens du début du vingtième siècle pour ce qui se passait en extrême orient. A partir de l’analyse des voyages de Ali Ahmad al-Jirjawi, de ses errements aussi quant à la localisation précise du Japon, l’auteur parvient à mettre en place une sphère intellectuelle, dont il restitue avec pertinence les contours, entre référence à la tradition littéraire de la rihla, dissertation sur la religion, et positionnement dans le monde nouveau qui émerge alors. Par la lecture des conditions et des relations du voyage du prince Muhammad Ali Pacha (p. 49 et suivantes) au Japon, où il rend en train en passant par Istanbul, Trieste et la Russie, Alain Roussillon s’attache ensuite à introduire une dimension de réflexion sur le destin des Empires dans son ouvrage. Dans une période où le point crucial pour les pays musulmans est de trouver une voie de modernisation qui ne débouche point sur la perte de l’identité tout en évitant une arriération synonyme d’asservissement à la domination européenne, le prisme de l’exemple japonais, un pays qui parvient à trouver une solution à cette difficile équation, permet de proposer des réflexions plus poussées sur les ressorts de la modernité et leurs ancrages. On passe ensuite à la narration des voyages du professeur Muhammad Thabit au Japon dans les années 1930 (p.56). Véritable "voyageur professionnel", ayant sillonné le globe de l’Europe à l’Amérique, ce personnage, qui rend compte de ses voyages par la publication de "choses vues" (mushahadat), est représentatif pour Alain Roussillon d’une posture originale de rapport au monde, dans laquelle le Japon en vient à prendre une place particulière. Ce pays est pour Thabit l’exemple d’un empire réformé, qui s’oppose aux vieux empires croulant sous le poids du passé et destinés à la perte de leur souveraineté.

Le deuxième chapitre, "La preuve par le Japon: modernisation vs occidentalisation" (p. 67-94), est consacré à la place du Japon dans le discours de la réforme en Egypte: une voie de sortie à l’adéquation trop prégnante entre modernité et occident. Même si là encore Alain Roussillon commence son analyse trop tard pour qui souhaite en savoir plus sur l’idée de réforme à la fin de la période ottomane en Egypte, l’ère Meiji en ses débuts n’étant vue qu’au travers de citations d’auteurs nettement postérieurs, il parvient tout de même à saisir l’esprit de la question au prisme de ses voyageurs égyptiens du vingtième siècle. Le Japon, pays neuf et réformé, apparaît comme un réservoir de notions morales à la fois pures et efficaces. Alain Roussillon écrit là quelques unes de ses plus belles pages, dans l’analyse croisée des valeurs morales égyptiennes et japonaises.

Le troisième chapitre, intitulé "Réforme et nation" (p. 95-143), tente de démêler l’écheveau des relations complexes entre réformes et construction nationale. L’hypothèse de départ pour ce chapitre, énoncée dès l’introduction du livre, est que "les nationalistes sont ceux qui ont fait l’histoire tandis que les réformistes (re)faisaient la société" (p.34). Malgré en exergue (p.95) la présence d’une citation de John Acton dans les années 1870, le chapitre élude encore la période pourtant cruciale pour ce thème du dernier tiers du dix-neuvième siècle. Alain Roussillon réussit cependant à politiser le discours de ses voyageurs, sur le thème: comment maintenant moderniser l’Egypte et la mener vers l’indépendance à la lumière de l’expérience japonaise? C’est là une veine fertile que l’auteur explore avec brio. Qu’est-ce la nation? Que doit-on réformer ? Comment construire l’Etat? Qu’elle est la place de la religion? Mais aussi "Pourquoi les Musulmans sont-ils restés en arrière?" (p.98). Telles sont les questions principales que les voyageurs se posent en retour sur leur propre pays. Alain Roussillon utilise pour illustrer ce thème les écrits de Shakib Arslan dans les années 1930. On débouche là sur une véritable histoire intellectuelle de l’Egypte au miroir de l’extérieur, qui remplit avec finesse les promesses du livre. Place et conception de l’histoire, consistance de la modernité, entre technique et pensée, positionnement dans le monde entre Europe et Orient, telles sont les principales thématiques, abordées également au travers des écrits de Mustapha Kamil, présenté en "père putatif du nationalisme égyptien" (p. 101) dans une intéressante excursion comparatiste en direction de son "quasi-homonyme" (p. 107) Mustafa Kemal Ataturk. On n’est plus, de l’aveu même de l’auteur, dans la littérature de voyage, ni même dans la comparaison avec le Japon, mais cette digression permet à Alain Roussillon d’avancer largement dans sa démonstration de la complexité de la maturation des idées de nation et de réforme en Egypte. C’est par l’intermédiaire de Ahmad Fadli (p. 101), auteur du Kitab sirr taqaddum al-Yaban (Le secret du progrès du Japon) en 1904, qu’il s’attache en parallèle à construire son objet, dans une démonstration très convaincante. L’idée principale en est l’analyse du processus d’historicisation du progrès et de l’arriération, qui débouche sur une nouvelle conception, cette fois diachronique de la réforme (p. 103), seule susceptible de fonder théoriquement la légitimité des emprunts à l’étranger.

Le quatrième chapitre, intitulé "Japoniser la modernité: le deuxième miracle japonais" (p. 145-185), est consacré à des récits de voyage largement postérieurs à ceux précédemment examinés. Il s’agit en effet de lire le Japon tel que décrit par des voyageurs égyptiens après la Seconde Guerre mondiale. Il ressort de ces pages l’analyse de l’émergence de nouvelles thématiques, qui se mêlent au fond commun mis en évidence auparavant. Alain Roussillon montre combien plus que des réflexions sur le Japon vaincu et victime des dérives de son nationalisme, c’est d’emblée le miracle industriel qui frappe les voyageurs égyptiens, dès les années 1950. Des écrits du journaliste Anis Mansour en 1963 (p. 149) puis surtout de l’étudiant Mamduh Abd al-Razik en 1960 (p. 151), émergent cependant d’autres réflexions, comme le destin des traditions dans une société en marche forcée vers une modernité industrielle qui n’est plus ancrée de la même manière dans la construction d’une nation réformée et indépendante ou comme les déclinaisons de l’altérité. Dans les écrits de Yusuf Idris, qui concernent la fin des années 1960 et les années 1970 (p. 156 et suivantes), Alain Roussillon parvient de même à lire l’Egypte vue du Japon dans la chronologie des soubresauts du régime nassérien et de ses successeurs et de leur difficile positionnement entre blocs concurrents ou entre nationalisme et considération du sionisme.

Pour les années 1980, à partir des écrits de Yahya Zakariyya (p. 163), c’est surtout une réflexion sur la condition d’étranger qu’Alain Roussillon présente, avant, dans une évocation de Paul Veyne, de se demander si les Japonais croient à leurs mythes (p. 168). Le fond de la question est surtout de savoir si modernité technique et fondements spirituels évoluent dans la même direction, ce qui pour l’Egypte invite de manière implicite à poser la question de l’islamisme politique.

Le cinquième chapitre, "Le Japon comme troisième voie" (p. 187-216), se présente comme un retour à la théorie, sur le mode du bilan. C’est d’abord à une réflexion sur l’histoire qu’invite Alain Roussillon, par l’évocation de l’œuvre de Ra’uf Abbas, historien ayant séjourné au Japon dans les années 1970, ou de celle de Anouar Abdel-Malek, théoricien dans les années 1960 de la modernisation sous l’égide de l’armée. Ces parcours, ainsi que celui de Nasr Abu Zayd, permettent ensuite à l’auteur d’ouvrir sa réflexion sur le nouveau rapport à l’occident induit par les changements politiques en Egypte à partir de l’ère Sadate et sur leurs répercussions identitaires.

La conclusion, mise en relief par son titre, "Convertir le Japon?" (p.217-226), opère un retournement de perspective. Alain Roussillon s’y attache à suivre les cheminements de l’Islam au Japon, de la période décrite par Shaykh Jirjawi au début du XXe aux conversions stratégiques d’officiers japonais dans le cadre d’un "Grand Jeu" en Asie centrale entre-deux-guerres, avec construction dans l’archipel de mosquées pour les communautés Turkmènes ou Tadjiks, aux agissements des prédicateurs du Tabligh dans les années 1950 ou aux enjeux qui ont émergé dans la seconde moitié du vingtième siècle, entre spiritualité et impact de l’immigration. Mais même si l’hypothèse de la nécessité pour le discours de la réforme d’insérer une réciproque sous forme de conversion du Japon s’explique, elle ne parvient pas tout à fait à permettre à Alain Roussillon d’insérer ce retournement dans l’élaboration théorique de son objet. Cette petite frustration finale n’enlève rien pourtant à la valeur de l’ouvrage, dont le mérite principal est assurément d’oser jouer le jeu du miroir dans la longue durée, à partir d’un corpus cohérent. S’il s’abstient parfois à tort de détailler l’histoire des réformes avant le vingtième siècle, le livre présente donc la qualité essentielle d’élargir les horizons du débat sur l’identité et la modernité dans le monde arabe. De même que le voyage au Japon permettait aux contemporains de s’extirper de la matrice intellectuelle oppressante de la comparaison avec un occident synonyme tout à la fois et en bloc, de réforme, de modernité, de puissance et de liberté individuelle, la redécouverte par Alain Roussillon de la riche veine japonaise en Egypte permet au lecteur d’ouvrir sa perception de la circulation des idées de réforme et de la maturation de celles-ci dans un contexte moyen-oriental au panorama d’une histoire croisée et fructueusement transnationale.

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11.05.2007
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